L’IMPOLIGRAPHE : Conjuguez le verbe « blasphémer » à l’indicatif présent...

mardi 20 janvier 2015
par  Pascal Holenweg
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Je lis dans mon quotidien préféré, samedi, que Reporters sans frontières, pour qui « la liberté d’expression n’a pas de religion » (contrairement, souvent, à sa répression) réclame l’instauration d’un « droit au blasphème ». Et je lis aussi ce rappel que, depuis des plombes, l’Organisation de la coopération islamique tente, dans les instances de l’ONU, d’imposer un « délit de blasphème », pudiquement camouflé en délit de « diffamation des religions »... étrange formulation (mais peut-être tient-elle à une traduction maladroite) : on peut diffamer des personnes, c’est même assez courant, mais comment peut-on diffamer une idée ? et qui serait en droit de s’en estimer propriétaire pour ester en justice en son nom ?

Je blasphème, tu blasphèmes, il ou elle blasphème, nous blasphémons, vous blasphémez, ils ou elles blasphèment : conjugaison à faire réciter d’urgence dans les écoles, du verbe en vogue « blasphémer » - du latin ecclésiastique signifiant « proférer des blasphèmes » (première occurrence connue : 1360 pour le verbe, 1190 pour le substantif, ce qui ne nous rajeunit guère), c’est-à-dire proférer des paroles qui outragent la religion ou la divinité. Quelle religion, quelle divinité ? N’importe quelle religion et n’importe quelle divinité, puisque nous sommes en des temps Å“cuméniques, interreligieux, de dialogue des croyants, du vivre ensemble nos fois respectives (sont-elles encore des fois, cependant, celles qui ne se veulent pas religieuses et qui se passent de dieux ? allez savoir...).

Quoi que l’on croie et le dise, on sera toujours le blasphémateur de quelque croyance qu’on ne partage pas ; la liberté de blasphémer est donc indissociable de celle de croire et les croyants devraient prendre conscience qu’elle garantit leur propre liberté d’expression... Si le blasphème en tant que tel était réprimé ici comme il l’est dans maint pays où le concept même de laÀ¯cité relève de l’impiété, sinon du blasphème (sans oublier la petite dizaine d’Etats européens dont le code pénal proscrit le blasphème ou ce qui y ressemble sans que le mot soit prononcé), comment feraient pour exprimer leur foi ces chrétiens pour qui Jésus est Dieu fait homme, ce qui est un blasphème pour l’islam ? Et ces musulmans pour qui Jésus est un prophète, mais rien de plus ? Vous me direz que c’est déjà pas mal, être prophète, et que bien des histrions rêvent qu’on les prenne pour tels, mais pour les chrétiens qui voient en Jésus leur Dieu fait homme, le ravaler au rang de Jonas, de Daniel ou de Habacuc, n’est-ce pas un blasphème ? Et nier que Muhammad soit Le Prophète (ce que nient chrétiens et juifs), ou que Dieu soit trinitaire (ce que nient musulmans et juifs) n’en est-ce pas un autre, de blasphème ? Et on ne vous parle même pas de la négation d’un Dieu unique (le judaÀ¯sme et le christianisme n’étaient-ils pas blasphématoires des dieux romains, et de l’empereur divinisé ?), ou de celle de tout dieu, unique ou non... Alors quoi, puisque chaque foi religieuse est blasphématoire d’une autre et qu’il ne saurait être question de proscrire toute foi religieuse (les régimes qui s’y sont essayés n’ont réussi qu’à diviniser leurs chefs, Petit Père des peuples, Grand Timonier, Génie des Carpates...), seuls les croyants auraient le droit de blasphémer ? Si je dis, ou que j’écris, que je ne crois en aucun dieu, que je suis convaincu que l’homme a créé les dieux qu’il adore, et qu’il les a façonnés non à son image mais à celle de ce qu’il rêve être, ne suis-je pas en train de blasphémer ? D’ailleurs, ne sommes-nous pas quelques-uns, tout de même, impies que nous sommes, à être des blasphèmes vivants ? Non, là, on se vante...

Hani Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève : « Je condamne les attentats qui ont touché des innocents. Mais la liberté d’expression a des limites. » Mais qui les fixe, ces limites ? Hani Ramadan ? La limite de celle des dessinateurs de Charlie , en tout cas, a été fixée, définitivement par un chargeur de kalachnikov. Et la limite de celle du blogueur saoudien Raef Badaoui par un fouet. On nous enjoint dès lors (enfin, pas à nous, qui ne pesons guère, mais à ceux dont les mots ou les dessins ont un poids...) d’éviter, à nouveau, les sujets qui fâchent et les blagues qui choquent. De reprendre le mot d’ordre des repas de familles bourgeoises françaises pendant l’Affaire Dreyfus, « surtout ne pas en parler » (avec ce dessin célèbre de Caran d’Ache, montrant la table familiale, d’abord paisible avec cette promesse : « nous n’en parlerons pas », puis dévastée avec cette légende : « ils en ont parlé »...). Or si Zola n’en avait pas parlé, Dreyfus serait mort à l’Ile du Diable... Surtout, ne pas parler de religion (ni de politique) ? Parler de sport et de cul, plutôt que de Dieu ou des dieux ? Autant se taire, alors, ne rien dire, ne rien écrire, ne rien dessiner... N’est-ce pas précisément ce que nous prêchent les accommodateurs à l’intolérance ? « Le dessin de presse, c’est l’art des limites, l’art de savoir jusqu’où aller », résume le dessinateur de la Tribune , Herrmann. D’accord, mais qui les fixe, ces limites ? Le dessinateur lui-même, ce qui fait partie de sa liberté, ou le dessiné, ou les disciples du dessiné ?

« Notre irrévérence intrépide (doit) pouvoir s’appliquer aux religions. Combinée aux armements modernes, la religion, une forme médiévale de la déraison, devient une vraie menace pour notre liberté », écrit Salman Rushdie, après le massacre de Charlie Hebdo ... Si on peut rire des hommes, on peut rire des dieux ; si des croyants peuvent insulter des incroyants, les incroyants peuvent rire des croyances. Si on peut représenter des philosophes, on peut représenter des prophètes. C’est à celui qui veut rire, et à personne d’autre, qu’appartient la liberté de rire, ou de ne pas rire.

Amen.

Pascal Holenweg, conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.



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